CHAPITRE XV
Par la fenêtre, Shedao Shai regardait le Caamasi à la fourrure dorée. Vêtu d’un simple pagne, l’émissaire de la Nouvelle République déplaçait des blocs de ferrobéton d’un bout de la cour à l’autre. Cette tâche absurde augmentait les souffrances d’Elegos, déchirant son dos et ses épaules, nouant ses cuisses et lui brûlant la plante des pieds.
Le Caamasi avait commencé la journée fièrement. Mais au fil des heures, il s’était voûté de plus en plus.
Le chef se tourna vers son second.
— Oui, Deign Lian, je vous ai entendu. Les forces de la Nouvelle République ont pu étudier notre vaisseau-matrice à Sernpidal. Je ne trouve pas ça aussi inquiétant que vous.
— Maître, je vous en prie, réfléchissez !
Deign Lian portait un masque qui l’enhardissait. Shedao en portait un aussi, dissimulant le visage qui suffisait à faire trembler Deign Lian.
— Le vaisseau de Sernpidal était le même que celui de Garqi. Leur mission de reconnaissance sur Garqi a pris fin quand nous avons attaqué, mais ça n’a pas été le cas à Sernpidal.
— Et pas parce que nous n’avons pas attaqué !
Shedao Shai leva la main gauche et la ferma, s’enfonçant les griffes dans la paume. Des ligaments craquèrent délicieusement.
— Avons-nous déterminé comment leur vaisseau est entré au cœur du système ? Il existe des limites à leurs capacités, j’imagine ?
— Les modeleurs ont analysé les données. Nous pensons avoir compris les paramètres de leurs voyages. Nous pourrons prévoir les endroits où ils iront et les défendre.
Shedao ouvrit la main et fit courir son pouce sur le bout de ses doigts ensanglantés. Les blessures, dans sa paume, étaient déjà refermées.
Il essuya son sang sur son épaule.
— Nos modeleurs ne feraient-ils pas mieux d’étudier les machines des infidèles plutôt que de procéder à des estimations ?
Deign Lian écarquilla les yeux.
— Maître, ils en seraient souillés ! Pour un tel blasphème, ils devraient faire pénitence !
— Qu’ils le fassent ! Pourquoi ceux qui ont créé et modifié l’Etreinte de la Douleur ne l’utiliseraient-ils pas ? Pourquoi se refusent-ils à ce qui nous purifie ? Ils devraient être ravis de se vautrer dans la boue des incroyants, car leur pénitence les rendra plus proches des dieux ! Et leurs actes nous permettront de vaincre plus vite grâce aux connaissances que nous aurons acquises.
— Si vous l’ordonnez, ils obéiront.
— Suggérez-vous que je devrais m’abstenir, Lian ?
Deign Lian baissa la voix.
— Je pense que votre… rapprochement… avec cet étranger a modifié votre conception des infidèles.
— Que voulez-vous dire, Lian ?
— Maître, on commence à murmurer que vous passez trop de temps avec le Caamasi. Vous lui avez montré l’Etreinte de la Douleur, et la Caresse de Feu. Vous lui apprenez des choses sur nous et lui révélez nos secrets !
— Je vois. Et vous estimez que c’est un danger ?
— S’il s’échappait…
— Le pourrait-il ?
— Non, maître. Nous ne le permettrions pas.
Shedao Shai saisit son second par les épaules et le poussa contre le mur, qui se fendit.
— Vous ne le permettriez pas ? Insinuez-vous que je le laisserais fuir ? Ou qu’il parviendrait à me persuader de le libérer ?
Shedao lâcha son subordonné, qui tomba à genoux.
— Non, maître ! Nous craignons seulement que votre communion divine soit compromise. Votre association avec cet étranger risque de vous… transformer.
— Est-ce vraiment ce que vous pensez ?
— Ce que je crains, maître.
Shedao Shai flanqua un coup de pied à Lian, qui commençait à se relever.
— Vous n’êtes pas mon maître, c’est moi qui suis le vôtre ! Vous êtes là pour me dispenser des besognes trop triviales, pas pour discuter mes ordres ou écouter les commérages de mes inférieurs ! Si ça ne vous convient pas, je vous trouverai un monde à gouverner.
— Non, maître, non ! Je ne voulais pas vous offenser, seulement vous prévenir des rumeurs répandues par les impies qui pourraient comploter contre vous !
— Si des guerriers complotent, éliminez-les ! Qu’attendez-vous ? Maintenant, allez dire à Elegos que je l’attends dans la salle du réservoir.
— Oui, maître, souffla Lian, se relevant avec peine.
— Autre chose. Enlevez votre masque avant d’aller parler à Elegos.
— Maître ? (Shedao apprécia la terreur palpable dans la voix de son subordonné.) Vous ne pouvez pas…
— Vraiment ? Retirez votre masque, envoyez-moi Elegos et allez vous soumettre à l’Etreinte de la Douleur. Si vous en sortez avant que le soleil se lève demain, je vous tuerai.
— Oui, maître. A vos ordres.
Shedao Shai enleva aussi son masque puis il regarda les poissons prédateurs nager paresseusement dans le cylindre central. Il les avait vus déchiqueter à belles dents de grands lambeaux de chair. Les restes tombaient au fond, où les poissons plus petits et les escargots de mer s’en repaissaient.
Rien ne se perd. La moisson de la douleur profite à tous, comme il se doit.
Shedao avait ordonné aux modeleurs de cesser de nourrir les poissons avec des humains ou leurs cadavres. Il avait senti une perte de noblesse chez les grands prédateurs. Leur donner des proies trop faciles revenait à se moquer d’eux.
Shedao Shai sourit. Les modeleurs et les prêtres, ainsi que les intendants, étaient devenus trop paresseux pour leur propre bien. Les guerriers, en vrais chasseurs, respectaient la vérité ultime de l’univers. Pourtant, certains n’étaient pas aussi fidèles à ce concept… Deign Lian, par exemple.
Shedao doutait qu’une nuit dans l’Etreinte de la Douleur le remette sur le droit chemin.
Elegos entra, très droit, essayant de dissimuler ses souffrances. Shedao Shai n’était pas dupe. L’émissaire boitillait, et ses mouvements étaient gauches.
Il ne nie pas la douleur mais il l’accepte. C’est un bon élève.
— Vous avez travaillé dur aujourd’hui… sans rien accomplir.
— Au contraire, dit le Caamasi. Je comprends mieux votre conviction que la douleur est la seule constante de l’univers. La partie rationnelle de mon esprit voudrait rejeter cette idée, mais pour cela, elle doit se dissocier de la partie physique.
— Vous savez que ce serait de la bêtise. Pourquoi ?
— Les philosophes en débattent depuis toujours : sommes-nous seulement des êtres matériels ? Ou existe-t-il une partie éthérée, quelque chose de plus que le corps et ses fonctions ? Les preuves sont impossibles à trouver. Il faut accepter que nous sommes peut-être seulement des créatures de chair et de sang. Dans ce cas, nous naissons dans la douleur, puis nous vivons et mourons avec elle. Essayer de nier cette réalité est un aveuglement volontaire. Vous refusez de vous laisser abuser.
— Vous comprenez mieux que beaucoup de mes compatriotes. Pourtant, vous n’acceptez pas totalement la réalité de ce concept.
— Votre peuple croit aux dieux, des créatures immatérielles. Cela suggère-t-il qu’il existe un élément spirituel dans vos existences ?
— Pas plus que la capacité de ces poissons à respirer l’eau ne suggère que vous pouvez faire de même. Les dieux sont les dieux : des aspects de la douleur et de l’univers. Nous les servons en adhérant à la réalité.
Elegos leva la tête.
— Quand vous n’êtes plus que douleur, vous dépassez les limites de votre corps ?
— Oui.
— Alors je ne suis pas au bout de mes peines…
— Vous êtes fatigué. Vous pourrez vous reposer bientôt. Deign Lian m’a dit que vous vous étiez trompé en supposant que la Nouvelle République cesserait ses missions de reconnaissance après l’échec de Garqi. Le même vaisseau est revenu nous espionner sur Sernpidal.
— Et alors ?
Shedao Shai réprima un sourire.
Jouons à notre petit jeu. Ne me demandez pas ce que nous faisons à Sernpidal, mais si l’information est toujours secrète…
— Nos forces, mal positionnées, n’ont pas pu l’arrêter. Il reste une chance que nos ennemis n’analysent pas correctement les données.
— Mais vous n’y croyez pas vraiment.
— Non. Le chef qui a fait entrer le vaisseau dans le système est trop intelligent. Il s’agit du navire qui a aidé à évacuer Dubrillion et qui nous a combattus à Dantooine. Vous m’avez dit que le commandant est un Bothan.
— Vous m’avez demandé de confirmer des informations glanées auprès des prisonniers. Si le vaisseau est toujours sous le commandement de Kre’fey, il réapparaîtra là où vous vous y attendrez le moins.
— Vous avez essayé de me tromper avec vos estimations ?
— Non, la présence de l’amiral à Sernpidal m’a surpris autant que vous. Mes prévisions actuelles se fondent sur le fait qu’il continuera à être imprévisible.
— Je vois. Vous n’êtes pas assez stupide pour croire que je n’apprends rien de nos petites joutes verbales. Vous êtes étonné que je le mentionne ? Je surprendrai aussi l’amiral Kre’fey. C’est un Bothan. Que vaut-il en comparaison de l’amiral chiss dont vous m’avez parlé ? Etudie-t-il également ses ennemis ?
— Kre’fey n’a pas les mêmes habitudes que Thrawn, mais on le considère comme doué.
— C’est un Bothan, une espèce que nous avons étudiée. Ces êtres sont enclins à la duplicité, me dit-on. Peu de gens leur font confiance. Ils ont presque exterminé votre peuple, n’est-ce pas ?
— Oui… Mais juger l’amiral Kre’fey, à l’aune des autres Bothans serait une erreur.
— Bien dit, Elegos ! Vous m’obligez à choisir entre vous croire ou supposer que vous mentez, et croire l’inverse.
— Si je suis là pour apprendre de vous et vous enseigner des choses, essayer de vous tromper serait stupide. Je vous ai donné un avertissement honnête.
— Certains pensent que je devrais me défier de vous, sinon je risque d’agir contre les intérêts des Yuuzhan Vong… Ils me jugent corrompu par votre contact.
— C’est peut-être le cas…
— Vous considérez-vous corrompu par votre contact avec moi ? Avez-vous assez appris sur la douleur pour la partager avec les vôtres ?
— Pour la leur infliger ? Non. Mon peuple n’apprécie pas la violence.
— Mais vous avez tué.
— Seulement pour sauver des vies. Je ne ferai souffrir personne, si je peux l’éviter.
— Même si la victime le souhaitait ?
— Par exemple, vous attacher dans l’Etreinte de la Douleur ? Non.
— Et si je vous menaçais d’abattre quelqu’un à chaque minute qui passe ?
— Ces gens ne seraient pas en sécurité si vous avez un pouvoir absolu pour eux. Il me serait impossible de les protéger. Je vous laisserais les tuer, sachant que vous leur épargnez peut-être de plus grandes souffrances.
Le commandant yuuzhan vong se détourna.
— Vous avez beaucoup appris, Elegos, et vous m’avez appris beaucoup. Les vôtres, même si ce sont des blasphémateurs et des hérétiques, ont assez de force pour nous poser des problèmes.
— Une leçon utile pour vous…
— Oui. Nous la mettrons à profit quand la Nouvelle République livrera bataille contre nous.